Charlie, journal des vaincus.
Oui,Charlie qui venge les vaincus.
C'est une prouesse: ne pas être un
journal du ressentiment, de l'envie tout en portant haut la cause des
vaincus, dans cette société de « gagneurs »,
« compétiteurs », « marcheurs de l'avant», «écraseurs
des autres » et « vainqueurs » divers. Et parmi les
vaincus de ces vingt dernières années, les profs. Que dis-je de ces
trente dernières années! La dernière fois où les parents
respectèrent les profs qui relevaient la tête, c'est en 1983. au
temps d'Alain Savary. Savary, Compagnon de la Libération, héros du
débarquement en Provence, osa démissionner du gouvernement Guy
Mollet quand Ben Bella fut arrêté. Un homme comme Savary ne
souhaitait que le ministère de l'Éducation
nationale. Il voulut refonder le
primaire, faire respecter la laïcité : manif des parents. Il fut
désavoué par Mitterrand. Il démissionna encore.
Depuis, les profs se sont enfoncés
dans la morosité, méprisés par les parents d'élèves, mal payés,
mal formés, confrontés a des élèves violents - ça fait beaucoup.
Dans la dialectique de la mauvaise éducation, aux deux sens du
terme, celle des élèves a fait boule de neige avec celle des profs.
Vincent Peillon a compris une chose: il faut refonder l'école, et,
pour ça, commencer par le primaire, Pour former des élèves qui ne
soient pas à 18 ans des illettrés (10 % d'illettrés complets dans
la population des 18-65 ans) et, peut-être, des citoyens, c'est une
bonne idée. Pour favoriser l'attention des élèves, éviter qu'ils
aient des journées trop chargées, il propose de passer de quatre
jours à quatre jours et demi d'enseignement. Tollé chez les
enseignants. Et puis diminuer le temps des vacances. Super-tollé
chez les mêmes Le seul intérêt de l'enseignement, dans ce métier
dévalorisé, c'est de ne pas
enseigner. Le ministre revient donc en arrière sur les vacances mais
tient bon sur les rythmes scolaires.
Les petits Français ont 926 heures
de cours dans le primaire sur 86 semaines de classe. contre 805
heures pour les petits Allemands sur 40 semaines de classe. Devinez
qui apprend le mieux?
Mais on comprend les enseignants:
revenir le mercredi, c‘est organiser des gardes de leurs propres
enfants, payer le transport et, finalement, travailler plus sans
compensation financière. Difficile
d'avoir des enseignants bien formés et
mal payés, et non méprisés, dans un monde où seul compte
l'argent.
La gauche, ce n'est pas l'économie,
c'est l'éducation. C'est le seul domaine où on lui demande de
réussir. Dans le primaire, entre 6 et 10 ans, il n'est pas encore
question d' « efficacité », d'« adaptation au marché du travail »et
autres sornettes « compétitives » qui permettent aux fils de
riches de faire l'Ecole du Louvre et aux autres de faire chômeur.
L'école de la République peut encore faire
son travail: intégrer les plus faibles
et, tout simplement, leur apprendre à lire. A lire beaucoup. Les
sortir quelques heures de la télé, qui les transforme par la magie
de Séguéla en obèses et en crétins
analphabètes, et les faire entrer dans
le monde du livre. Retrouver, en ces temps de smartphone, le miracle
toujours renouvelé de la lecture. Comme le métro a changé! Il y a
dix ans, tout le monde
était plongé dans son livre,
aujourd'hui tout le monde pianote sur son smartphone. Et comme nul
chagrin ne résiste à un morgon Marcel Lapierre ou à un bon livre,
lisez L'Affaire Jean Zay. La
République assassinée, de
Gérard Boulanger (Calmann-Lévy). Jean Zay, tout jeune ministre du
Front populaire. Fonda le CNRS. instaura l'école obligatoire jusqu'à
14 ans. créa le Festival de Cannes, fit beaucoup de choses. Jean Zay
le Juif. Élève du lycée Pothier, ami de Genevoix qui le conseilla
sur la législation du droit d'auteur, Prix de lettres au concours
général, journaliste, avocat. Assassiné par la milice après avoir
été traîné dans la boue par l'extrême droite décomplexée. Ce livre est admirable, il raconte une
autre affaire Dreylus. Et il parle du rêve républicain: l'école.
On a envie de dire que c'était
facile du temps de Jean Zay. Tout était à faire. Éduquer, ouvrir à
la culture (c’est Jean Zay qui lança la Cinémathèque française),
au sport, aux loisirs... Aujourd'hui, le travail d’un bon ministre
de l'Éducation nationale serait plutôt de fermer et protéger:
protéger les élèves, les plus petits surtout, de la lèpre
publicitaire, de la pseudo-information en continu, des pacotilles de
la mondialisation et des bruits incessants faits par cette économie
de marché qui, infecte, contamine les paroles comme une maladie.
Peut-être faut-il réapprendre des poèmes par cœur ou apprendre à
les faire, ces poèmes.ou des films ou des herbiers ? Ou a
regarder le ciel la nuit, là où il existe encore? Offrez un
dictionnaire de rimes aux petits. Il y a certainement une manière
de refonder l'école.
Bernard Maris
(Charlie-Hebdo du 30.01.2013)
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